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Tout est dit je pense pour 9 voix féminines et 3 percussionnistes (2011)

Sur une lettre de prison de Louis-Ferdinand Céline à Lucette Destouches et Maître Mikkelsen

(Lettre n° 121 - éditions Gallimard -1998)

Durée : env. 20’

En attente de création

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Lors de sa captivité au Danemark, on estime que Louis-Ferdinand Céline écrivit environ 1500 lettres, dont un certain nombre à sa femme Lucette Destouches et à son avocat Maître Mikkelsen.

 

Beaucoup a été dit sur Céline, homme de contradictions et provocateur hors pair. Suscitant autant l’abjection pour ses prises de positions antisémites, anti communistes, anti franc-maçonnes, etc., son narcissisme, sa capacité à se faire passer pour une victime, son outrance continuelle, etc., que l’admiration pour avoir renouvelé la langue française grâce aux rythmes de ses phrases, à la truculence Rabelaisienne de son vocabulaire, à l’usage plein d’ambiguïté des trois points de suspensions, pour ne citer que les aspects les plus saillants de cette écriture profondément poétique, humoristique et d’une énergie flamboyante et ravageuse.

 

Pour cet écrivain, même une lettre écrite à son avocat et à sa femme est un acte de littérature, où l’ordonnancement, la progression dramatique, le retour sur certaines idées, les citations, etc. sont autant de techniques d’écriture au service de ce qu’il veut dire… sans jamais vraiment le dire directement.

 

Cette lettre correspond à l’époque où Céline peaufine définitivement sa stature de victime absolue ; le stade suivant sera son aspect d’éternel clochard en rupture avec la société, vieillard radotant, ratiocinant, revenant sans arrêt sur les malheurs qui l’accablent, faisant de cette attitude le cœur même de son projet littéraire au plus grand plaisir des journalistes qui l’approchaient.

 

J’ai choisi cette lettre pour de multiples raisons :

 

  • Le choix est lié à ce que j'appelle mon « testament spirituel », c'est-à-dire une récollection de textes de divers auteurs (non croyants ou croyants) faisant état de façons d'être au monde et aux autres, qui sont autant de questions sans vraiment de réponses tangibles aux éternelles interrogations existentielles.

  • La position de victime qu’il se donne est universelle. Elle semble malgré tout ici empreinte d’une réelle sincérité et souffrance : Céline semble lâcher prise et ne plus croire véritablement en l’avenir, s’en remettant à sa femme qu’il tente malgré tout d’apaiser et son avocat pour le tirer d’affaire, mais n’y croyant plus vraiment. Il suscite chez elle (et ses lecteurs) de la compassion, même si celui-ci n’est pas totalement dénué de calculs futurs : cet homme est un manipulateur, particulièrement des sentiments des autres.

  • Au niveau littéraire, son écriture déstructurée, fragmentaire, au sein de laquelle pourtant tout est constamment relié, dynamique, demande une lecture que l’on peut qualifier d’active, plus que de prime abord divertissante. Céline connaissait et aimait la musique ; la forme de sa lettre, ainsi que le choix de ses mots, sont en eux-mêmes musicaux. La structure de celle-ci a donc donné la forme musicale et m’a permis de mettre en regard les différentes parties du texte alors même que celui-ci semble se déployer dans un temps linéaire. Ce temps circulaire, m’a permis d’effectuer des « spirales de sens » car cette lettre à la forme complexe est à la fois linéaire en ce qui concerne l'exposition des idées, mais circulaire en ce sens qu'il revient sans cesse sur les mêmes idées, de façon quasi obsessionnelle, mais sous une forme à chaque fois différente.

 

J’ai donc élaboré un rapport texte/musique spécifique à l'écriture de Céline : le traitement des détails sont le reflet de la texture même de l’écriture de Céline et des idées évoquées. Ainsi, son passé, heureux ou malheureux, est évoqué de façon allusive par de très courtes citations musicales (pour la danse, la Scène de bal extraite de la Symphonie Fantastique d’Hector Berlioz, pour les animaux, Dans les steppes de l’Asie centrale d’Alexandre Borodine, dont il apprenait la 1ère phrase à son perroquet « pour quand les russes nous envahiront ! », l’Afrique par un chant d’oiseau, superposé à lui-même, l’Agrobate à moustache et enfin, sa position de collaborateur pendant la guerre, par le trop fameux Panzerlied superposé à Shema Israël que Schoenberg a lui-même employé dans Un survivant à Varsovie. De plus, un leitmotiv rythmique parcourt toute l’œuvre ; comme une « course à l’abîme », on perçoit, dans un tempo très lent, le caractéristique rythme de marche du 2ème mouvement du quintette avec piano de Schumann. De plus, je me suis aussi intéressé à la manière dont Céline prononçait ses propres textes avec des fins de phrases très caractéristiques, toujours ascendantes qui donneront des phrases ascendantes et, faisant contrepoint, un motif de glissandi descendants, concrétisation ses continuelles plaintes. Comme une sorte d’appel, le nom de Céline est transcrit en notes que l’on entend jouées aux cloches et plus sourdement au steel drums.

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Il est significatif que Céline se donne ici la dimension christique de l’homme souffrant, incompris, victime de la méchanceté des hommes, mais malgré tout, projetant de vivre dans la mémoire de ceux là mêmes qui le persécutent, comme « remède » à toutes ses souffrances et consolation future de sa femme si les choses tournent mal.

 

La première phrase de la lettre m’a donné le titre de l’œuvre Tout est dit je pense. Pour qui la traduit en allemand (Alles ist gesagt ich denke), à elle seule, cette courte phrase, est le début d’une véritable Passion. Il n’est donc pas absurde de faire entendre la langue allemande à un moment donné pour marquer la référence, mais aussi pour rappeler la sympathie que Céline avait pour la pensée et la culture allemande. Ce pays où il s’est réfugié après la guerre pour échapper aux purges, Céline le connaissait : il en pratiquait la langue et pensait qu’un rapprochement avec l’Allemagne valait mieux qu’une nouvelle guerre fomentée par un complot judéo-maçonnique, comme il le croyait. De plus, j’ai souligné cette position christique - que lui-même se donne au point culminant de sa lettre (au 2/3 exactement), en citant Renan : « la véritable vie, la véritable existence n’est peut-être après tout que celle qui se continue pour nous au cœur de ceux qui nous aimaient » - par une très courte citation musicale en latin, extraite du dernier madrigal n° XXI des Larmes de St Pierre d’Orlando de Lassus : « (…) je crie vers toi (…) », reproche que Jésus crucifié adresse à l’homme dont l’ingratitude envers lui est une souffrance plus grande que celle de la croix.

 

Avec l’humour ravageur qui le caractérise, Céline se fiche totalement du monde et ne respecte rien au fond, même s’il se donne des alibis pour être inattaquable (médecin des pauvres, entre autres). Répondre à la provocation de Céline en lui renvoyant, et son propre comportement, et le contexte de son écrit, est la moindre des choses puisqu’il est l’artisan - au combien intelligent et retors, lui qui joue sur tous les tableaux et registres en même temps - de son propre malheur ; malheur dont il se nourrissait pour exister en marge d’une société qu’il vomissait et dont il ne cessait de critiquer constamment les travers, non sans une certaine lucidité qu’il nous faut lui concéder.

 

En cinq parties enchaînées sans interruptions, la forme musicale de l’œuvre est donc la forme de la lettre avec quelques correspondances supplémentaires dues à des redites (par exemple "Mon petit chéri", sorte de murmure qui revient tout du long, comme une sorte de leitmotiv).

 

De par sa sobriété, la formation vocale et instrumentale répond à une volonté de sévérité que le sujet impose. La variété est donc donnée par la multiplicité de traitement vocaux et par une forme morcelée faite de plusieurs instants diversifiés dans leur traitement : prosodie, murmures, chanter/parler, passage de l’un à l’autre. Ces techniques vocales deviennent à certains moments de véritables motifs purement musicaux créant la forme elle-même. La structure du texte et de la langue, comme le choix des mots, donnent du matériau vocal et instrumental : fragments, retours, digressions, bégaiements, ratiocination…

 

La lettre joue sur bien des registres d'expressions : désespoir, tendresse, rouerie, mensonges, sincérité touchante, mise en abîme de sa propre douleur, souffrance/victimisation... Aussi, la musique souligne ces multiples états affectifs par le constant retour des mêmes motifs sous des mots/sens toujours différents, constituant ainsi la trame de l’œuvre.

 

Je fais partie des gens qui admirent l’homme de lettre, pas l’homme social. Il n’en reste pas moins que son rapport à la création, à l’agencement des idées, à la manière de les dire sont confondant d’énergie, d’inventivité et d’humour léger qui, eu égard à la musicalité et la poésie de la langue qu’il aura créée, fait que cet auteur a contribué à la richesse, à la beauté et au renouvellement de notre langue française.

 

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Mon cher Maître(1),

 

Tout est dit je pense. Je suis retourné à mon angoisse, mon état habituel. Il n’est plus que d’attendre les hautes décisions ! Par votre haute entremise. Évidemment qu’après tous vos admirables efforts se heurter à un « non possumus(2) » si acharné, si formel cela porte à douter de tout. La Fatalité semble la plus forte. Bien affectueusement. Destouches. Mon petit chéri. Nous voici revenu au creux du même abîme. Rien à faire semble-t-il. Ne te désole pas. Soigne-toi bien au contraire. Ne retombe pas dans le désespoir où tu étais. Cela ajoute à mon angoisse. Notre ami a fait de son mieux, plus qu’un miracle en me conservant jusqu’ici loin des loups, si diaboliquement acharnés… m’arracher à eux semble une tâche au-dessus des forces humaines. Tous les sadismes sont déchaînés, affublés d’excellents alibis, patriotiques [etc...] Que veux-tu ? Nous aurons fait tout le possible. Alors comme la bête trop traquée… le coup de grâce lui fait plaisir. Et c’est tout. Depuis des années déjà ce n’est plus une vie. Il n’est de semaine de jour qui ne nous apporte un surcroît d’horreur ou de chagrin. C’est un calvaire interminable, de déchéance en déchéance. Alors tant pis !... Je ne souffre pas, mais je suis trop sensible, trop maladif à présent pour endurer ces cascades de misérables catastrophes, et puis trop vieux aussi. Notre pauvre Karen tente le prodige en notre faveur ! Quel désarroi j’ai apporté dans son existence ! Comme je me sens honteux d’avoir bouleversé par mes débordements tous ces foyers toutes ces bonnes volontés, toutes ces affections sincères. J’ai été bête et lâche ! J’aurai dû disparaître plus tôt. Payer moi seul toutes mes sottises. Je t’ai entraînée dans tout cela aussi pauvre chéri trésor innocent. Quelle brute ! Enfin maintenant les jeux sont faits ! Il n’est que d’attendre qu’on nous chambarde ici ou là. [Fait attention petit chou à ne point te faire enfler avec tes journaux trop vieux ! Tes derniers sont de mai et juin ! Ne les prend que du mois courant. Trop vieux ils ne veulent plus rien dire.] Je ne m’ennuie pas. Je pense à toi à notre pauvre passé [- St Malo – la mère Alessandri – Dédé – Jersey – les Mondain -]…) tout cela bric et broc. Je fouille dedans la cendre chaude. La véritable vie, [dit Renan,] la véritable existence n’est peut-être après tout que celle qui se continue pour nous au cœur de ceux qui nous aimaient. Alors, tu vois, si le pire arrive au pire, ce qui est bien probable, comme les choses tournent et bien il ne faudra pas t’affecter. Je serai toujours même parti toujours vivant en toi, et puis voilà tout. Que peut contre cela, la méchanceté même infinie des hommes ? Rien là rien. Enfin ils sont désarmés ! Enfin on a vu le bout de nos misères. C’est le principal. Je n’ai pas toujours été aussi gentil avec toi que tu le mérites mais tu vois je vis dans l’angoisse depuis longtemps. Je ne vis plus en vérité je suis comme hagard des brutalités du monde. J’ai été me jeter dedans le gouffre – et le gouffre m’avale – c’est normal – c’est la vertige. La figure des gardiens me donne le vertige, toutes les bestialités sont là. Encore bestialité c’est beaucoup d’Honneur ! Je ne souffre pas. Je ne pense qu’à toi. Il y aura encore un peu de distractions. Ne lâche pas ta dans surtout ! pour le 1/1000e de chance qui nous reste ! Bien affectueusement mille et mille baisers.

 

Destouches

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(1) Lettre de prison de Louis-Ferdinand Céline à Lucette Destouches et Maître Mikkelsen

(Lettre n° 121 - éditions Gallimard -1998)

(2) Expression qui signifie littéralement : "nous ne pouvons pas". Elle est composée du verbe possum = je peux, à la première personne du pluriel du présent de l'indicatif (nous pouvons), précédé de la négation non. C'est ce que Pierre et Jean répondirent aux autorités religieuses juives qui voulaient leur interdire de prêcher l’Évangile. Cette expression souvent reprise par des membres de l’Église est même devenue un substantif. Nous parlons couramment d'un non possumus.

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